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Droit et littérature Convertir en PDF Version imprimable Suggérer par mail
Ecrit par J.O. Harrus   
07-07-2004
La saisie mobilière du temps de Gustave Flaubert

Relu dans « Madame Bovary » de Gustave Flaubert la fameuse scène de la saisie mobilière :

« Elle fut stoïque, le lendemain, lorsque Maître Hareng, l’huissier, avec deux témoins, se présenta chez elle pour faire le procès-verbal de la saisie.

Ils commencèrent par le cabinet de Bovary et n’inscrivirent point la tête phrénologique, qui fut considérée comme instrument de sa profession ; mais ils comptèrent dans la cuisine les plats, les marmites, les chaises, les flambeaux, et, dans sa chambre à coucher, toutes les babioles de l’étagère. Ils examinèrent ses robes, le linge, le cabinet de toilette ; et son existence, jusque dans ses recoins les plus intimes, fut, comme un cadavre que l’on autopsie, étalée tout du long aux regards de ces trois hommes.

Maître Hareng, boutonné dans un mince habit noir, en cravate blanche, et portant des sous-pieds fort tendus, répétait de temps à autre : Vous permettez, madame ? vous permettez ? Souvent, il faisait des exclamations : Charmant !... fort joli ! Puis il se remettait à écrire, trempant sa plume dans l’encrier de corne qu’il tenait de la main gauche.

Quand ils en eurent fini avec les appartements, ils montèrent au grenier. Elle y gardait un pupitre où étaient enfermées les lettres de Rodolphe. Il fallut l’ouvrir. Ah ! une correspondance ! dit maître Hareng avec un sourire discret. Mais, permettez ! car je dois m’assurer si la boîte ne contient pas autre chose. Et il inclina les papiers, légèrement, comme pour en faire tomber des napoléons. Alors l’indignation la prit, à voir cette grosse main, aux doigts rouges et mous comme des limaces, qui se posait sur ces pages où son coeur avait battu.

Ils partirent enfin ! Félicité rentra. Elle l’avait envoyée aux aguets pour détourner Bovary ; et elles installèrent vivement sous les toits le gardien de la saisie, qui jura de s’y tenir.

Charles, pendant la soirée, lui parut soucieux. Emma l’épiait d’un regard plein d’angoisse, croyant apercevoir dans les rides de son visage des accusations. Puis, quand ses yeux se reportaient sur la cheminée garnie d’écrans chinois, sur les larges rideaux, sur les fauteuils, sur toutes ces choses enfin qui avaient adouci l’amertume de sa vie, un remords la prenait, ou plutôt un regret immense et qui irritait la passion, loin de l’anéantir. Charles tisonnait avec placidité, les deux pieds sur les chenets.

Il y eut un moment où le gardien, sans doute s’ennuyant dans sa cachette, fit un peu de bruit. On marche là-haut ? dit Charles. Non ! reprit-elle, c’est une lucarne restée ouverte que le vent remue. ».

Les modalités de la saisie mobilière ici décrite sont d’une parfaite actualité. L’insaisissabilité des biens professionnels (dans le texte, la tête phrénologique du docteur Bovary ; on notera au passage toute l’ironie attachée à un tel objet, puisque la phrénologie, inventée au XIXème siècle par Franz Joseph Gall, est la science qui apprend à évaluer les facultés intellectuelles et morales de l’homme par l’inspection des bosses de sa tête…) a été consacrée par l’article 39 du décret du 31 juillet 1992, qui déclare insaisissables les « instruments de travail nécessaires à l’exercice personnel (d’une) activité professionnelle ».

La seule différence (de taille) est la disparition du gardien de la saisie (le pauvre hère qu’Emma avait obligeamment caché sous les combles). Désormais, c’est le saisi lui-même qui est constitué gardien de ses meubles, dont le caractère indisponible lui est solennellement notifié par l’Huissier saisissant. Il lui est, à compter de cette notification, interdit de déplacer l’un quelconque des biens saisis, sous peine d’être poursuivi devant le Tribunal correctionnel du chef de détournement d’objet saisi, délit prévu et réprimé par l’article 314-6 du nouveau Code pénal, qui institue des peines de trois ans d’emprisonnement et de 375.000 € d’amende à l’encontre de celui qui aura détruit ou détourné un objet saisi entre ses mains et confié à sa garde.

Maître Hareng (le nom renvoie moins au poisson à chair grasse – ce sont ses « doigts rouges et mous comme des limaces » qui s’en chargent – qu’au mot d’argot désignant tant le proxénète que le gendarme) n’a donc pas eu à notifier à la pauvre Emma les modalités d’un texte édicté 135 ans après son empoisonnement à l’arsenic.

Dernière mise à jour : ( 28-02-2007 )
 

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