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Le Bâtonnier Gentilhomme Convertir en PDF Version imprimable Suggérer par mail
Ecrit par J.O. Harrus   
23-11-2009

Retrouvé dans mes cartons un texte écrit en 1995 pour la Revue des Jeunes Avocats de Nanterre. J'avais endossé les habits du philosophe sur la scène du théâtre de La Garenne-Colombes, mon confrère Pierre-Ann Laugery tenant le rôle du "bâtonnier gentilhomme".

J'ai la faiblesse de croire que cette variation sur la fameuse pièce de Molière n'a pas souffert des ans, tant les problèmes épinglés à l'époque sont toujours d'actualité.

A vous de juger.

LE BÂTONNIER GENTILHOMME

- « Ah ! Monsieur le Philosophe, je suis bien aise de vous voir, et comme vous arrivez à propos avec votre philosophie ! »

- « Bonjour Monsieur Jourdain. Ce m’est un plaisir bien doux que de venir en cette demeure y dispenser le modeste savoir que Calliope, en son infinie bonté, a versé dans mon esprit philosophal.

     Que voulons-nous donc apprendre aujourd’hui ?

     Que souhaiteriez-vous que je vous enseignasse ? »

- « Eh bien voilà, Monsieur le Philosophe : Je voudrais faire œuvre de justice, car j’ai toutes les envies du monde d’être savant, et j’enrage que mon père et ma mère ne m’aient pas fait bien étudier mon droit quand j’étais petit. »

-   « Ce sentiment est raisonnable et l’intention fort louable : Pater is est una via electa non bis in idem de in rem verso. Vous entendez cela, et savez le latin sans doute ? »

-   « Oui, mais faites comme si je ne le savais pas. Expliquez-moi ce que cela veut dire. »

-   « Cela veut dire que sans la justice, la vie ne serait qu’un immense chaos. »

-   « Ce latin-là a raison ! ».

-   « Et quelles nobles fonctions souhaiteriez-vous occuper dans le vaste univers du droit ? Est-ce greffier que vous voudriez être ? »

-   « À quoi sert donc que ce greffier ? »

-   « Eh bien, le greffier authentifie par sa signature les jugements et arrêts de justice. Il lui arrive parfois de les rédiger lui-même, comme dans le comté d’Asnières, dont la greffière est plus célèbre encore que l’homme de robe qu’elle sert.

     Mais pour le reste, en échange d’une bien maigre pitance, il transcrit à longueur d’audiences tout ce qui se dit dans l’enceinte du palais.

     Il se sert pour cela d’un instrument antique sur lequel il tape en cadence comme sur un tambour, au signal d’un magistrat inquisiteur.

     Que vous en semble, Monsieur Jourdain ? »    

-   « Voilà des mots qui sont trop rébarbatifs. Ce greffier-là ne me revient point. Je souhaiterais faire quelque chose qui soit plus avenant. »

-   « Procureur aurait-il alors votre faveur ? »

-   « Et en quoi cela consiste-t-il ? »

-   « Il faut, pour être procureur, pouvoir d’une jambe leste arpenter le parquet de long, en large, et en travers, mais surtout savoir livrer un pauvre hère à la vindicte de ses juges, trousser une harangue qui attire sur lui le châtiment, faire fondre sur son front les foudres de la loi, en un mot provoquer le bannissement d’un malheureux qui n’en peut mais, et qui n’aura en général rien à dire pour sa défense.

    Le métier est donc de tout repos pour autant que vous n’ayez pas à supporter l’intolérable contradiction de ces auxiliaires de la loi qu’on appelle avocats.

    Car la plupart du temps, il vous suffira de faire semblant d’écouter les débats, et à la fin du procès, de vous lever d’un bond et de lancer à la cantonade un retentissant « Application de la loi » qui tirera le Tribunal de sa torpeur, et laissera le parterre sans voix.

     Vous serez cependant placé sous les ordres du Prince de Toubon1, qui vous dira lequel d’entre nos semblables il conviendra de perdre, et lequel il faudra épargner.

     Mais si la plume est serve, la parole est libre. 

     Topez-la, Monsieur Jourdain, voulez-vous être parquetier ? »

-   « Non, laissons cela. Je veux pouvoir dire ce que bon me semble quand il m’en prend envie, et non point être sous les ordres de l’un de mes pairs. »

-   « Voyons, vous siérait-il d’être Juge d’instruction ? »

-   « À quoi cela rime-t-il ? »

-   « C’est une occupation fort considérée pour les avantages qu’elle procure et le pouvoir qu’elle concède.

     Vous arriverez au palais après que 11 heures auront sonné. Vous irez vers midi déjeuner chez le comte d’Orly2, puis serez convié à siroter un café avec des magistrats portant la même livrée.

     Vous apprendrez tout d’abord à conspuer ces complices de la plèbe que sont les avocats, lorsqu’avec témérité, ils oseront se présenter avec le moindre retard devant votre magistère.

    Vous ferez sonner à votre ceinture les clés de la détention, car vous aurez le pouvoir absolu de mettre aux arrêts tout celui qui aura le tort de vous paraître fourbe.

     Gardez-vous bien de le libérer avant qu’il n’ait tout avoué, même s’il n’a rien à dire, car il n’est pas d’usage de lever les écrous avant qu’une langue ne se fût déliée, si tant est qu’on ne l’ait pas déjà arrachée.

     Vous verrez comme il est plaisant d’embastiller les gens et réjouissant de les voir se plaindre, mais en vain, devant cette gent indolente qui tient lit de justice dans les écuries de Versailles, car c’est tout ce que notre souverain, en son infinie sagesse, a trouvé de décent pour les loger.

     Enfin vous pourrez, si vous ne déméritez, accéder quelque jour à la notoriété, et être vu par tout le Royaume dans un étrange boîtier qu’on appelle la télé.

     Il vous faudra alors dire, avec toute la solennité qui sied à votre titre, que vous ne pouvez rien dire, mais qu’il faut s’attendre au pire.

     N’ayez crainte : En tout cela, le sieur Maro3 vous a montré la voie.

     L’instruction aurait-elle donc l’heur de vous plaire ? »

-   « Non, je suis bilieux comme tous les diables. »     

-   « Mais justement, il est d’usage de l’être lorsque l’on veut occuper une telle fonction. »

-   « Non, je m’emporte souvent, et me mets en colère de tout mon saoul comme il m’en prend envie. »

-   « Mais c’est ce qu’il faut, et l’on ne comprendrait pas qu’il en fût autrement. »

-   « Oui, mais je préfère de beaucoup gourmander Nicole que de maltraiter des garnements, fussent-ils barbares, livrés entravés par des menottes d’acier. »

-   « Libre à vous en ce cas. »

-   « Que me suggérez-vous d’autres ? »

-   « Policier pourrait-il trouver grâce à vos yeux ? »

-   « Policier ? Est-ce garder les moutons que vous me proposez ? »

-   « Non, ce sont des gens enchaînés qu’il vous faudra surveiller, jusqu’à ce qu’ils soient déférés devant Monsieur le Parquetier, dont vous avez tout à l’heure décliné la fonction.

     Il s’agira d’en prendre soin pendant au moins 20 heures à compter du moment où vous les aurez saisis4. Mais quand du baveux l’inspection terminée, quand l’homme de loi aura quitté l’antre du cerbère qu’on appelle commissaire, vous pourrez alors donner libre cours à vos emportements, et en toute quiétude manier l’annuaire avec autant de dextérité qu’il y a de faits incriminés à leur faire avouer.

     Vos épanchements ne seront pas de trop pour livrer entre les mains du grand inquisiteur, Monseigneur de Touzalin5, un vaurien qui aura, soyez-en sûr, su tresser par ses mots la corde qui le fera pendre. »

-   « Tout cela ne mène à rien, et me paraît fort éloigné de l’œuvre de justice que j’entends mener pour la postérité. »

-   « Je ne vois donc que notaire qui puisse vous satisfaire. »

-   « Et à quoi sert votre notaire ? »

-   « Le notaire dresse en la forme authentique les actes de cession, de partage, d’échange et de succession qu’il nous faut tous passer.

     Vous établirez par témoins des actes de notoriété, et priverez le débiteur de toute contestation par une reconnaissance de dette habilement négociée.

     Certes, du cabinet Kuhn6 vous ferez la fortune, tant vos bévues seront légions.

     Mais après tout, c’en sera pour vous une sinécure bien douce que d’avoir une étude que vous transmettrez, avec votre nom, à votre descendance.

     Je suppose que c’est ce que vous voulez être. »

-   « Point du tout, il y a trop de tintamarre là-dedans, trop de brouillamini. »

-   « Mais que voulez-vous donc devenir ? »

-   « Eh bien, je voudrais être bâtonnier. »

-   « Bâtonnier ? Quelle drôle d’idée ! »

-   « Le titre est envié. »

-   « Certes, mais il est grevé de tant de servitudes.

     Le Conseil de l’Ordre vous présiderez, et la discipline en votre barreau ferez régner.

     Mais vous aurez surtout mission de représenter vos confrères à toutes ces réunions où l’on discourt, dispute, et confère, pérore, harangue, et disserte, palabre et pontifie, en un mot laïus, et tout cela pour quoi : Pour rendre la Loi plus humaine. Quelle idée inepte !

     Vous irez ainsi porter la parole de vos ouailles à la Conférence des Cent, à la Conférence des Bâtonniers, à la BIF, aux remises de décoration, aux congrès, aux colloques, aux pince-fesses, aux raouts, aux noces, aux banquets, que sais-je encore.

     Sur ces civilités, demandez donc avis à Monsieur le Bâtonnier Ricour7, qui les pratique sans se lasser depuis bien vingt années.

     Mais il y a pire : Vous plaiderez fort peu, postulerez encore moins, et représenterez à peine plus d’un client l’année.

     Et encore, lorsque vous le ferez, vous aurez le redoutable privilège de mécontenter vos confrères en bousculant l’ordre du rôle, car passant avant tout autre, vous revendiquerez haut et fort votre qualité pour plaider sitôt que le Tribunal sera monté.

     Est-ce bien cela que vous voulez être ? »

-   « Oui da, car voyez-vous, mon rêve secret est de plaider. »

-   « Fort bien, fort bien, je respecte votre choix, même si je ne l’approuve pas.

     Est-ce au pénal que vous voulez plaider ? »

-   « Non, non, point de pénal. »

-   « Vous ne voulez donc que du civil ? »

-   « Non, je ne veux ni pénal ni civil. »

-   « Il faut bien que ce soit l’un ou l’autre ! »

-   « Ah bon, et pourquoi ? »

-   « Pour cette raison, Monsieur, qu’il n’y a pour plaider que le pénal ou le civil. »

-   « Il n’y a que le pénal ou le civil ? »

-   « Oui Monsieur : tout ce qui n’est point pénal est civil, et tout ce qui n’est point civil est pénal. »

-   « Alors quand je dis : « Monsieur le Président, je sollicite l’indulgence du Tribunal », c’est du pénal ? »

-   « Oui Monsieur. »

-   « Par ma foi, il y a plus de quarante ans que je fais du pénal sans que j’en susse rien, et je vous suis le plus obligé du monde de m’avoir appris cela. Je voudrais donc plaider, mais je voudrais que cela fût mis d’une manière galante, que ce fût tourné gentiment. »

-   « Dire alors que les garanties de représentation ne justifient pas la mise en détention de votre client, ou que les pièces versées au dossier militent en faveur de son élargissement, ou que... »

-   « Non, non, non, je ne veux point de cela. Je ne veux que ce que je vous ai dit : « Monsieur le Président, je sollicite l’indulgence du Tribunal ». »

-   « Il faut bien étendre un peu la chose. »

-   « Non, vous dis-je, je ne veux que ces seules paroles-là dans ma plaidoirie, mais tournées à la mode des avocats pénalistes, bien arrangées comme il faut. Je vous prie de me dire un peu, pour voir, les diverses manières dont on les peut mettre. »

-   « On les peut mettre premièrement comme vous avez dit :

                        Monsieur le Président, je sollicite l’indulgence du Tribunal.

     Ou bien :   l’indulgence Monsieur du Tribunal je sollicite le Président.

     Ou bien :   Je sollicite du Tribunal le Président Monsieur l’indulgence.

     Ou bien :   Du Président l’indulgence Monsieur je sollicite le Tribunal. »

-   « Et de toutes ces façons-là, laquelle est la meilleure ? »

-   « Celle que vous avez dite : Monsieur le Président, je sollicite l’indulgence du Tribunal. »

-   « Cependant, je n’ai point étudié et j’ai fait cela tout du premier coup.

     Je vous remercie de tout mon cœur, et vous prie de venir demain de bonne heure pour commencer la première leçon de droit. »

-   « Je n’y manquerai pas. »

Jacques Olivier HARRUS

Mai 1995

1.      Jacques TOUBON, alors Ministre de la Justice

2.      Orly Restauration gérait à l’époque le self-service du Palais de Justice

3.      L’Avocat ne pouvait alors intervenir qu’à compter de la 20ème heure de garde à vue.

4.      Dominique MARO, alors Juge d’Instruction à Nanterre et Président de l’Association française des Magistrats Instructeurs

5.      Hubert de TOUZALIN, alors Procureur de la République de Nanterre

6.      S.C.P. KUHN, Cabinet parisien spécialisé en responsabilité notariale

7.      Christophe RICOUR, ancien Bâtonnier de Nanterre

Dernière mise à jour : ( 25-11-2009 )
 

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